« L’agilité / l’Agile n’est pas une fin en soi. »
C’est une phrase que je lis ou que j’entends souvent, dans des discussions, dans des articles de blog, dans des conférences. Pendant un certain temps, j’ai été entièrement d’accord avec cette maxime, avant de douter. Cela pourrait vous étonner : généralement, c’est plutôt pendant la phase de découverte de l’agilité qu’on a tendance à voir celle-ci comme une panacée, une formule miracle à appliquer à la lettre.
Mais là n’est pas mon propos. Dans cet article, je vais tâcher d’expliquer pourquoi, à mon sens, l’agilité est plus qu’un simple moyen… et pourquoi il est également délicat de la considérer comme une fin en soi.
En complément de cet article, vous pouvez retrouver sur YouTube l’enregistrement de la conférence interactive que j’ai donnée sur le sujet à l’Agile Tour Montpellier 2021. Deux ans plus tard, mon point de vue sur le sujet a évolué : l’article et la vidéo ne raconteront pas exactement la même histoire.
S’adapter, la clé de la survie
Je débutais la conférence en narrant quatre courtes histoires, qui n’ont pas de lien apparent entre elle. En synthèse, elles évoquaient :
- La disparition des dinosaures, forme de vie animale la plus puissante sur la planète pendant plus de 180 millions d’années. Ceux-ci n’auraient pas su s’adapter aux conditions de vie sur Terre, qui ont changé à la suite de différents cataclysmes ;
- La situation de nombre de personnes en France (et ailleurs), victimes de la « fracture numérique ». Elles sont dans l’incapacité de, ou ne souhaitent simplement pas, s’adapter à l’évolution des technologies et des usages qui en découlent ;
- Le dépôt de bilan de Kodak en 2012, fleuron de l’industrie américaine jusqu’alors, mais qui n’a pas voulu saisir l’opportunité de la photographie numérique (pourtant inventée par un de ses ingénieurs, Steven Sasson, en 1975), et n’a pas réussi à s’adapter ensuite à l’évolution du marché et à rattraper ses concurrents ;
- Le licenciement alors tout frais d’Ole Gunnar Solskjaer, coach de 2018 à 2021 de mon équipe de football fétiche. Son tort : être incapable d’adapter sa tactique en cours de match dans nombre de situations mal embarquées et regarder son équipe couler, l’air hagard, quand elle aurait attendu une certaine preuve de leadership de sa part.
Le point commun ? Comme vous l’avez sans doute lu dans chacune des descriptions, l’adaptation, ou plutôt l’absence d’adaptation en l’occurrence, est la clé de chacun de ces récits. Et leur issue est, à chaque fois, tragique : la disparition d’une espèce, la mise à l’écart d’une partie de la population, la fin d’une entreprise florissante, l’éviction d’un jeune manager.
L’incapacité à s’adapter, dans le cas des dinosaures, ou le refus de s’adapter, dans le cas de Kodak, a fait s’avérer un risque majeur, peut-être le plus grand de tous : celui de ne pas survivre.
A-t-on réellement besoin de s’adapter ?
Gageons, cependant, que les dinosaures se sont adaptés durant les 180 millions d’années de leur règne. Quand on voit à quel point l’être humain a évolué depuis Lucy, datant d’il y a 3 millions d’années et des poussières, quand on sait également l’immense variété d’espèces composant cet ordre biologique, il est impossible d’imaginer que nos amis reptiles n’ont pas changé, et ne se sont pas adaptés, pendant une si longue période.
Pour ce qui est de Kodak… Quasi-monopole au 20e siècle, faillite au 21e : j’ai du mal à croire que les mêmes actionnaires et dirigeants qui ont refusé l’idée de Sasson referaient la même erreur, s’ils avaient connu le fin mot de l’histoire. Ce n’est sans doute pas pour rien que l’histoire de Kodak est étudiée aujourd’hui dans les écoles de commerce. Il y a une leçon à en tirer.
Dans le cas d’Ole Gunnar Solskjaer, on peut se poser la question de s’il s’agissait d’une incapacité ou d’un refus. Enfermé dans les mêmes systèmes de jeu, avec les mêmes joueurs, incapable de réagir en cours de rencontre. Il était entraîneur de son club de cœur, il ne voulait pas partir, mais il n’a pas su trouver les bonnes réponses. Refus ou incapacité, peur du changement ou de ses conséquences, mauvaises évaluations de la situation… Toujours est-il que le résultat a été celui qu’on connaît. Même s’il faut relativiser puisqu’on parle ici de « survie » en tant que « maintien d’une activité, d’un processus au-delà d’un terme où il risque de s’interrompre ».
Enfin, pour ce qui est des personnes souffrant de la fracture numérique, vous me direz peut-être que faire le lien entre celle-ci et la capacité des individus à survivre est un peu fort de café… Toujours est-il qu’en accentuant volontairement cette fracture (obligation de double authentification par smartphone, fin des procédures papier…), nombre d’organisations privées et publiques font le choix de priver leurs client.e.s, adhérent.e.s ou administré.e.s de ce qui représente, pour elles et eux, des façons de rester connecté.e.s au monde auquel nous appartenons. En un sens, d’exister.
Quel rapport avec l’agilité ?
J’estime, simplement, que l’agilité est la capacité à s’adapter. Plus précisément, si je prends la définition du dictionnaire, c’est « la légèreté, la souplesse dans les mouvements [du corps], la vivacité intellectuelle ». C’est une caractéristique d’un produit (qu’on peut faire évoluer rapidement et facilement), d’une personne, d’une équipe, d’une organisation. D’une espèce, d’un groupe d’individus, d’une entreprise, d’un coach de football.
Cette position est confortée par celle de Martin Fowler, développeur logiciel depuis quarante ans et co-auteur en 2001 du manifeste pour le développement Agile de logiciels. Dans cet article de 2006, ce cher Martin explique comment lui et ses acolytes ont construit le titre du manifeste. Et notamment, comment ils en sont arrivés à utiliser le mot « agile ».
« Nous avons considéré pas mal de noms, et nous sommes finalement mis d’accord sur le mot ‘agile’, car nous avons estimé qu’il capturait bien les notions d’adaptabilité et de réponse au changement qui étaient si importantes dans notre approche. »
J’entends régulièrement des personnes parler de « l’Agile », avec un A majuscule. Et ce, même parmi des personnes que j’estime profondément et que je sais être bien intentionnées et très compétentes.
Or, dans le manifeste, nous pouvons légitimement penser que « agile » est un adjectif, qui s’applique au nom commun « développement ». C’est donc le développement qui est agile, et non pas le manifeste : il ne s’appelle pas « manifeste agile », malgré ce qu’on entend et lit ici et là (et que j’ai moi-même pu véhiculer par le passé). Il ne s’appelle pas non plus « manifeste de l’Agile », mettant fin aux velléités de considérer « Agile » comme un nom, commun ou propre.
Or, le fait de parler de « l’Agile » en tant que nom (propre ?) donne l’impression qu’il s’agit au mieux d’une méthode de travail, au pire d’une secte. Et je pense réellement, en ayant posé ma valise de consultant / coach à gauche et à droite et en ayant discuté avec pas mal de personnes, qu’il y a une vraie confusion autour de ce sujet. Confusion entretenue par des personnes mal informées (« l’Agile, c’est le nouveau truc qui marche à tous les coups »), réfractaires (« l’Agile, c’est une mode, ça passera »), ou qui souhaitent en faire un business, en faisant penser qu’il s’agit d’une montagne infranchissable sans sherpa… entre autres.
L’agilité, dans son acception la plus simple, est une clé de succès
Je pense qu’une étape très importante dans notre progression vers plus d’agilité est, pour commencer, de dédramatiser la notion d’agilité.
A partir du moment où on arrête de la considérer comme quelque chose de fondamentalement nouveau, différent, un saut dans l’inconnu, et qu’on se rappelle que l’agilité est notre capacité à évoluer et à nous adapter pour continuer à vivre, et à apporter ainsi la valeur attendue par nos utilisateurs, il n’y a peut-être pas tant de différence que cela avec la façon dont vous avez toujours fonctionné.
A partir du moment où on comprend qu’il n’y a pas une méthode, « l’Agile », qui nous explique ce que nous devons faire, quand et comment, une imposition de pratiques, d’outils et d’artefacts, cela nous ouvre un nombre insensé de portes qu’il n’appartient qu’à nous d’ouvrir pour explorer ce qu’il y a derrière.
Il suffit de vérifier à quel point les douze principes sous-jacents au manifeste sont génériques et simples à comprendre, d’imaginer l’étendue des possibilités derrière notre lecture de chacun d’eux, mais aussi de se rappeler que toutes et tous, nous avons déjà fait un ou plusieurs pas dans la bonne direction, avant même d’entendre le mot « agile » résonner à nos oreilles.
Ensuite, il faut comprendre que l’agilité, finalement simple à appréhender, est un facteur important de succès, qu’il ne tient qu’à nous de mettre en application.
Quelques semaines avant de donner ma conférence, j’ai assisté à un retour d’expérience donné par un éditeur connu de tous. Parmi les « questions existentielles » (sic) que se posait cette organisation : « Comment réduire le time to market sur un projet d’envergure ? », ou encore « Comment conserver les bénéfices de l’agilité dans une organisation de plusieurs centaines de personnes ? ». Et, en toute fin de diapositive : « Comment être plus agile que les concurrents ? »
Avant de rayer cette dernière. Leur explication : « être agile n’est pas une fin en soi, donc il n’est pas utile d’être plus agile que les concurrents ».
Cela m’a rappelé une mission de coaching que j’ai menée dans un groupe de télécommunications il y a quelques années. Lors d’une présentation donnée par la direction France de l’entreprise, qui souhaitait pousser les nouvelles approches agiles qui allaient être « déployées » dans les équipes, le message avait été clair. En substance, c’était : « Même si nous sommes un groupe de plusieurs dizaines de milliers de personnes, nous ne sommes pas invincibles. Nous sommes en compétition avec d’autres mastodontes, mais aussi avec des entreprises émergentes, des start-ups, qui peuvent venir bouleverser notre marché du jour au lendemain, ou presque. »
Personne n’a envie d’être le prochain Kodak. Personne n’a envie de voir sa boîte couler, son emploi être remis en question. Airbnb et Booking ont remis en question le modèle hôtelier, Uber celui des taxis, Amazon celui des librairies et… de tous les commerçants, par la suite.Dans un secteur compétitif, être plus agile que les concurrents est une clé de succès. Et dans un secteur non-compétitif (y en a-t-il encore ?), être agile, tout court, l’est également.
Mais l’agilité est-elle pour autant une fin en soi ?
Si l’agilité est la capacité à s’adapter, et si augmenter sa capacité à s’adapter permet d’augmenter ses chances de survie, alors, logiquement, je dirais qu’augmenter son agilité, c’est augmenter ses chances de survie.
Être agile me paraît donc indispensable pour continuer à être, tout court. Continuer à exister, perdurer, subsister.
Pour autant, être agile, est-ce une fin en soi, ou un moyen ?
Comme je l’écrivais plus tôt, j’ai douté. Au vu de ce que j’ai écrit juste avant, je trouvais bien réductrices les voix qui s’élevaient pour reléguer l’agilité au rang de moyen. Je trouvais que cela ne faisait pas justice à l’importance de l’agilité à titre personnel ou professionnel, individuel ou collectif. Et pas l’importance qu’elle revêt pour moi, mais l’importance qu’elle devrait donc revêtir pour toute organisation qui cherche à continuer à exister, et à évoluer.
Cependant, si nous revenons aux fondamentaux :
- « Moyen, subst. masc. – Ce qui permet de réaliser le but que l’on vise. »
- « Fin en soi – Fin qui a une valeur universelle et absolue. Par extension, but recherché pour lui-même. »
La notion de but est présente dans les deux définitions, et on discerne bien la différence entre le but en lui-même, et ce qui permet de l’atteindre. Or, le but n’est pas l’agilité, pas même au sens d’« être agile ». Le but est de continuer à exister, et, idéalement, en s’améliorant chaque jour. L’agilité va justement nous aider à poursuivre cet objectif. Et nous avons toutes et tous un rôle à jouer pour devenir plus agile, que ce soit au niveau individuel, au niveau de chaque équipe, ou au niveau de l’organisation.
Addendum
Je terminerai cet article en citant un retour qui m’a été fait suite à la conférence donnée à l’Agile Tour Montpellier 2021, et qui m’a interpellé plus que les autres.
Il faut savoir que dans la conférence, je concluai que, pour moi, l’agilité était une fin en soi, et donc le but que nous visions. En effet, j’arguai qu’en considérant le concept d’instinct de survie, si survivre est une fin en soi, alors l’agilité devrait, par extension, être une fin en soi également, car ayant une incidence directe sur l’atteinte de cet objectif.
Le feedback était, textuellement :
Super intéressant
Un « problème » toutefois avec le terme « survivre »
Est-ce vraiment une fin en soi si c’est au détriment de ce qui nous entoure ou de ce qu’il faudrait faire ?
Mais ce n’est peut-être que du wording 🤔
Je ne peux qu’être d’accord avec l’auteur ou l’autrice de ce commentaire. Survivre est-il une fin en soi ? Et si oui, peut-on dire que la fin justifie n’importe quels moyens ?
En l’occurrence, le moyen que nous proposons paraît bien inoffensif, pour ne pas écrire vertueux : la question peut donc se poser avec légèreté. Mais une mauvaise interprétation, ou une mauvaise application, des principes agiles, en considérant « l’Agile » comme la solution à tous les problèmes et à appliquer à la lettre (mais laquelle ?), peut avoir des impacts désastreux sur un individu, une équipe, une organisation. Notamment lorsqu’au-delà de l’ignorance, c’est la poursuite d’objectifs que je trouve moins honorables (aller toujours plus vite, faire plus en quantité avec moins de moyens, commencer à produire sans vision d’ensemble…) qui pousse certains à faire le choix de l’agilité.
On en revient donc à ce que j’écrivais un peu plus haut… Dédramatisons l’agilité. Comprenons-la au sens le plus simple qui soit, la capacité à nous adapter. A partir de là, appliquons à bon escient ce qui nous paraît le plus pertinent par rapport à notre besoin, à notre ambition, loin des dogmes et solutions prétendument magiques.
Je reste persuadé qu’en empruntant cette voie, l’agilité peut être un pari gagnant pour toutes et tous, et sans aucun doute une clé de notre survie dans une approche plus vertueuse. Pour nous en tant qu’êtres humains, comme pour ce qui nous entoure.